Triennale Art Public #3

Galerie Fernand Léger, Ivry-sur-Seine

Portrait vidéo produit en 2023 par Arte,  en collaboration avec l'ADAGP 

et réalisé par Sébastien Guisset  (assisté par Eric Bergeron)

Thilleli Rahmoun, ancrée dans la Méditerranée et la couleur

Interview de Mohand Hakhifi

Article publié le 24/01/2022 dans Arabnews

Dernières Nouvelles d'Alsace, janvier 2024

L’étrange palais des mémoires de Thilleli Rahmoun

Thilleli Rahmoun imagine des paysages d’une inquiétante étrangeté, où se mêlent présences et intrusions. Une peinture polymorphe qui, loin de représenter de simples paysages, plonge le spectateur dans une véritable narration. Et s’il n’était question que d’un conte ?

« J’en arrive au vaste palais de la Mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables. (…) Quand je suis là, je fais comparaître tous les souvenirs que je veux. » Saint Augustin, Les Confessions, Livre X, chapitre 9.

Peinture, dessin et collage se confondent dans le travail de l’artiste : l’?uvre de Thilleli Rahmoun est singulière. Elle nous plonge 

littéralement dans l’Ars memoriae. Ce procédé mnémotechnique antique, utilisé par les conteurs et griots pour mémoriser les histoires, est conçu sur  le souvenir de lieux déjà bien connus, auxquels on associe par divers moyens les éléments que l’on souhaite mémoriser afin d’ériger un palais des mémoires. L’artiste bâtit le sien à travers l’élaboration d’une esthétique du fragment par l’intermédiaire de 

différents procédés : la répétition, l’idée de parcours, une temporalité hybride, la notion d’ambivalence ou encore les jeux de transparences. Présences étranges d’éléments urbains, intrusions insolites d’animaux et autres éléments énigmatiques se superposent et se font écho dans  la démarche de l’artiste. L’aspect sériel et la répétition de motifs : usines, oiseaux, palmier, piscines etc. sont des 

présences indicielles, qui fonctionnent à la fois comme un moyen de mémorisation et comme un souvenir surgissant à l’esprit. Thilleli Rahmoun s’attarde à planter le décor, par strates comme l’indique le travail de composition et de matière. Prémisse de cet art oratoire, la peinture, le dessin et le collage jouent le rôle de la narration. Ils sont le verbe. En intervenant, l’artiste efface, souligne et/ou fait 

le lien entre les lieux et les indices. 

L’artiste guide ainsi le spectateur. Elle met en place une topographie de souvenirs, où se chevauchent des bribes de son passé, des souvenirs appartenant à d’autres et des images fantasmées. 

En filigrane, on devine une notion de parcours. Tout d’abord par la succession des scènes d’intérieurs et d’extérieurs jamais clairement reconnaissables et la frontière fragile entre ces scènes. L’?uvre Zone contrôlée traduit parfaitement cette idée. On y décèle la présence dans une chambre à coucher d’un container dont on parvient difficilement à définir la nature. Cet élément du monde du dehors vient parasiter l’univers intime attendu. Le spectateur est placé dans un état d’errance, plongé dans les ?uvres miroirs de l’artiste, qui 

fonctionnent comme des échos. L’idée de parcours est également observable par la présence de l’élément cartographique qui apparaît dans de nombreuses œuvres par l’ajout de morceaux de cartes. Mais aussi de manière plus subtile par l’intégration de photographies ou reproductions de vues aériennes d’architectures plus ou moins reconnaissables. Dans le projet « BNC » réalisé lors de sa première résidence à la Escocesa, usine reconvertie en centre artistique de Barcelone, le spectateur reconnaît les usines du quartier de 

Poblenou. La répétition de ces motifs leur confère une nouvelle nature. Ils deviennent des points de repères dans la conquête du souvenir.

Thilleli Rahmoun sème le doute. La quasi-absence de titre fortifie les murs de son palais des mémoires, ces motifs sont les seuls fils d’Ariane du spectateur. Autre procédé de cette esthétique fragmentaire, l’intrusion d’une temporalité particulière, un temps morcelé qui offre un rythme latent aux ?uvres de l’artiste. Thilleli Rahmoun joue avec la matière, les jeux de superposition, de transparences, 

de collages des médiums sur un même support. Cette feuille porte le poids accumulé et successif des ajouts de fragments d’histoires. L’artiste nous plonge ainsi au sein d’une même œuvre dans plusieurs temporalités, mêlant souvenirs et éléments du quotidien. 

Cette temporalité décousue s’observe aussi dans l’instantanéité qui surgit de ces œuvres par des éléments contemporains ou encore, d’un point de vue plastique, 

par la présence de coulures de la peinture. Mais plus encore, dans cette instabilité chronique qui se dégage de ces œuvres que l’on 

retrouve notamment dans la présence de piscines ou de cages qui semblent en équilibre.

L’œuvre Sans titre représentant un kiosque et un pirate en balance sur des cages prisonnières de la peinture, ainsi que Piscine 

anonyme, où le déséquilibre se traduit par la présence de cette maison de poupée sombrant dans une piscine dont la couleur serait plus proche de celle d’un océan que de l’eau chlorée, et cette chaise sur le point de chavire sont des parfaits exemples de cette instabilité. 

Puis, il y a la présence du blanc. Il opère une disparition de la couleur et de la matière. L’artiste ne cherche pas à remplir cette piscine, 

ni même à doter la chaise d’une couleur qui pourrait évoquer une matière quelconque. Non ici, il est déjà question de l’absence ou bien serait-ce une disparition ?

Thilleli Rahmoun concède une attention particulière à ces absences, elles sont des temps nécessaires de respiration rappelant à 

nouveau au spectateur que nous sommes dans un processus narratif. Cette ambiguïté temporelle est intimement liée au principe 

d’ambivalence avec lequel Thilleli Rahmoun se plaît à jouer. Ce principe est omniprésent dans la démarche.

On le décèle tout particulièrement dans l’utilisation des motifs sériels, la cage et les grillages en sont de parfaits exemples. Véritables fils rouges, ils sont ce que Francastel nomme des « objets civilisationnels » ; ils convoquent un inconscient collectif, une compréhension commune. La cage ainsi présente évoque à la fois l’idée d’enfermement et de protection. Plus loin encore au sein de notre société contemporaine, dans nos souvenirs d’enfant, elle nous rappelle les aires de jeux ici détournées.

La convocation de cette ambiguïté de l’objet se trouve ici révélée. Elle fait référence au nécessaire principe de réminiscence, aux 

souvenirs confus que l’on décelait déjà à demi-mot au travers de cette temporalité morcelée et au travail de composition, qui laissait présager par les jeux d’associations des motifs, la révélation d’une transformation possible. Thilleli Rahmoun va plus loin encore, avec l’apparition récente du travail sur feuilles de calque et filtres colorés.

Les jeux de transparences illustrent la porosité de la mémoire, et la fugacité des souvenirs qui surgissent et disparaissent sans que l’on puisse les contrôler. Le spectateur est pris au piège du logodedalisme – dédale de la pensée – de l’artiste. La trace mnésique devient alors un art divinatoire. 

Dans le projet Auca al revés, l’artiste réinterprète cette variante catalane du jeu de l’oie qui se présente comme un parcours de 

quarante-huit images successives, consacré ici à la mémoire du quartier de Poblenou. Chaque image est traditionnellement 

accompagnée de vers descriptifs, composés ici directement par l’artiste après un travail d’archive ou basé sur des extraits d’entretiens avec les gens du quartier. Ces compositions métaphoriques placées en spirale nous invitent à découvrir les jeux de calque et de filtres 

à travers un parcours fragmenté. 

La mise en commun de toutes ces histoires vise à esquisser une possible mémoire collective du quartier. Cette savante esthétique 

fragmentaire imaginée par Thilleli Rahmoun met en exergue la leçon du conte qu’elle nous narre au fur et à mesure de ses œuvres. 

Le fragmentaire n’est pas un jeu ni une facile vacuité. C’est une violence et une confrontation qui laisse, fragile, des morceaux de sens, 

une dissonance. Ébranlée par les fracas du temps, la présence humaine fantomatique conforte l’idée d’un discours qui se veut universel. 

Entre réminiscence et art divinatoire, Thilleli Rahmoun conçoit un conte contemporain teinté d’onirisme et de poésie pour mieux 

révéler aux spectateurs un monde en pleine mutation, une ode au temps et à son pouvoir de transformation.   

Texte critique de Madeleine Filippi, in Le Quotidien de l’Art, jeudi 9 septembre 2021 

Diplômée de la Sorbonne en Histoire de l’art, Madeleine Filippi est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante depuis 2011. 

Ses recherches s’orientent autour des axes Archive(s) – Mémoire(s) – Langage(s) (Beirut Art fair, Colombo Art Biennale, FRAC Champagne Ardenne, Saison France-Roumanie, etc.). Elle enseigne également le marché de l’art à l’université de Corse et prépare un livre sur la censure.

Le paranormal  que Thilleli Rahmoun crée dans ses dessins, ses peintures, ses installations (objets, corps, paysages, êtres humains…) nous parvient comme « l’œuvre » d’un art rare, original, où les surprises d’une invention illimitée tant graphiques que picturales, naissent d’un jaillissement d’une pureté essentielle.

Le temps est une sensation, il n’y a plus de passé, il n’y a plus d’avenir, le présent est partout, couleurs du silence.

Les complémentaires se caressent, se dissolvent, se fondent, disparaissent et jouissent lentement.

Musique de l’espace.

Le battement du sang vierge danse sur la palette, source de vie à la surface du monde, eau glauque des marais, herbe folle, villages endormis, ciel et mer, nus, tout ce qui est profond tend vers la clarté.

Thilleli Rahmoun est une artiste sans frontière, libre, féconde, fascinante.

Dans un monde trop souvent sauvage et sans pitié, elle nous offre l’espoir qu’il est toujours possible de vivre en harmonie avec l’univers.  

Claude Confortès (Metteur en scène, comédien, acteur et écrivain)

©Thilleli Rahmoun. Tous droits réservés / All rights reserved 

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