Madeleine Filippi (Critique d'art et curatrice) "L'étrange palais des mémoires de Thilleli Rahmoun", in Le Quotidien de l'art, septembre 2021.
Claude Confortès (Ecrivain et metteur en scène), propos recueillis en 2012.
Le « paranormal » que Thilleli Rahmoun crée dans ses dessins, ses peintures, ses installations (objets, corps, paysages, êtres humains…) nous parvient comme « l’oeuvre » d’un art rare, original, où les surprises d’une invention illimitée, tant graphiques que picturales, naissent d’un jaillissement d’une pureté essentielle.
Le temps est une sensation, il n’y a plus de passé, il n’y a plus d’avenir, le présent est partout.
Couleurs du silence.
Les complémentaires se caressent, se dissolvent, se fondent, disparaissent et jouissent lentement.
Musique de l’espace.
Le battement du sang vierge danse sur la palette, source de vie à la surface du monde, eau glauque des marais, herbe folle, villages endormis, ciel et mer, nus, tout ce qui est profond tend vers la
clarté.
Thilleli Rahmoun est une artiste sans frontière, libre, féconde, fascinante.
Dans un monde trop souvent sauvage et sans pitié, elle nous offre l’espoir qu’il est toujours possible de vivre en harmonie avec l’univers.
Françoise Monnin (Critique d'art et curatrice), propos recueillis en 2008.
Une murène dans une chambre à coucher, un coq au bord d’une route nationale, un hélicoptère au-dessus d’une église… Les situations imaginées par Thilleli Rahmoun incarnent une beauté surréaliste. Sensuelles et incongrues, « comme la rencontre fortuite (disait l’écrivain Isidore Ducasse en 1869 déjà), sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie », ces peintures et ces dessins combinent des espaces et des temps différents, refusent l’unité d’action, de lieu et de moment propre au théâtre classique. Plus oniriques que quotidiennes, les situations imaginées séduisent et dérangent, simultanément.
Le lit est moelleux mais la fenêtre grillagée ; le sofa, accueillant, la télévision qui lui fait face,
insolente ; l’horizon, immense mais barré par un balcon ; l’air, grand, mais le ventilateur, prêt à le disperser. Il y a « toujours quelque chose qui cloche », dans ces images sublimant la notion
d’impossible confort, ces allégories désuètes de l’intranquillité (sic).
Emblématiques, ici et là abondent des évocations de la survie maintenue. Réseaux électriques bricolés ou perfusions fragiles, des câbles et des tuyaux zèbrent les sols, animent les
parois, créent des liens.
« Ceux qui volent n’ont pas peur de tomber » : à cette devise de l’artiste correspondent nombre des situations qu’elle imagine. Ludiques et provocants, les rares accessoires mis en scène semblent
rêver d’envol mais promis à la chute. La chaise est à roulettes, le pot de fleurs, posé sur une balustrade, la voiture, garée à cheval sur le trottoir. Il y a « toujours quelque chose qui cloche
».
Et tous ces «trucs qui font que c’est difficile de se poser » évoquent la splendeur du risque, la fragilité de l’existence. Le refus de la liberté surveillée. « Intime, sensuel, vivant…
Mais invivable », le monde que campe Thilleli Rahmoun est destiné à nous alerter.
Tout cela est « très déconnecté mais bien implanté. C’est un peu mon histoire »… Emblématique du destin de l’artiste, née à Alger et vivant à Paris, l’un de ses grands dessins représente un piano à
queue relégué dans un hangar désaffecté. Prêt à l’emploi mais ignoré. Momentanément.
Les ombres figurées, métamorphosées en flaques sensuelles, affichent une densité dérangeante, inédite, intrigante. Plus traces que silhouettes, elles laissent imaginer des drames fraîchement
déroulés.
Couleur et matière, dans cette oeuvre, sont distillées parcimonieusement, lorsqu’il s’agit d’indiquer l’occultation, le secret, la menace. Ainsi voilés, l’écran de télévision au repos, la voiture aux
vitres teintées, bouteille pleine mais sans étiquette, ou le miroir dans l’axe duquel on n’est pas, inquiètent.
La ligne, héroïne de cette aventure, tend les compositions, les articule autour de motifs signifiant la force et le contrôle. Que de tours, de sémaphores ! Poteau télégraphique, fusée prête au
décollage, phare, beffroi, clocher, minaret… Alentour, la ligne, toujours elle, résille le « blanc souci » (Mallarmé) de la feuille de papier, tend des passerelles en travers du mystère du Vide,
construit des moucharabiehs entre lui et nous. Nuancé, le trait est ferme ici, plus déliquescent là, allant jusqu’à disparaître parfois, signifiant ainsi la condition éphémère de toute vision. Ainsi
cerné ou scarifié, l’espace de l’image acquiert une présence intense, fascinante.
Renouvelant fondamentalement les genres historiques du paysage et de la nature morte, Thilleli Rahmoun participe à l’invention de l’art d’aujourd’hui. Représentant notre Monde, simultanément elle le
dénonce et le sublime. Ce qui est dit ici du poids de nos mémoires, de nos codes, de nos soumissions, et de l’intensité persistante de nos rêves, définit admirablement l’état de nos âmes à l’orée du
XXIe siècle.